HISTOIRE DE RAZÖROD LE SERPENT Valérie Simon

LORSQUE L’ENFANT poussa son premier cri et qu’une femme vint chuchoter aux oreilles de la Reine Madja qu’il était de sexe féminin, cette dernière hurla comme une damnée.

Dans la pièce attenante, le Roi Silkar, fou de douleur, songea avec désespoir au sort abominable réservée à sa fille nouveau-née et, les mains crispées sur ses yeux comme pour en contenir les larmes, passa en revue les événements qui avaient ponctué cette année tragique.

Le mois de janvier avait débuté par de monstrueuses tempêtes de sable soufflant du plateau de l’Agartha. Des masses de neige impressionnantes étaient ensuite descendues des montagnes de Wallow, retardant l’évolution du printemps jusqu’en juin, ce qui, en ces latitudes tempérées, s’était rapidement avéré catastrophique pour la poussée du blé en herbe. Chaque verger, chaque potager, chaque champ avait connu un retard de croissance si important que lorsque vinrent les premiers blizzards d’automne, les granges furent loin de regorger de victuailles. Dès octobre, la famine fut suffisamment importante pour que personne ne remarquât que seuls naissaient des garçons.

La Princesse Lauralee fut donc la première à rompre cette série. Petite fille adorable, exquise autant par les manières que par la douceur de sa nature, elle devint rapidement si ravissante qu’elle séduisait tous ceux qui l’approchaient. Sa beauté sereine n’avait d’égale qu’une maturité d’esprit hors du commun, caractère dominant certainement hérité d’une confrontation à un destin effroyable.

— Pourquoi n’essaies-tu pas de t’enfuir ? disait parfois Gwyddion, fils prometteur du chef de la garde, de quatre ans son aîné. Mais Lauralee le dévisageait alors avec une telle douceur dans les yeux qu’il détournait toujours les siens, honteux de ses pensées impies.

— Mon destin est d’être immolée le jour de mes seize ans. Comment pourrais-je abandonner mon peuple à cette bête immonde ? Comment remettre en cause le bien-fondé des sacrifices et nier, par la même occasion, la valeur de toutes celles qui m’ont précédée ?

Alors Gwyddion se mettait à trembler, car tout guerrier qu’il était, la simple évocation du Dragon le remplissait d’effroi.

— Ne ressens-tu donc aucune crainte ?

Le regard de la jeune Princesse s’évada vers le sud-ouest, vers cette contrée désertique appelée Wallow d’où, chaque premier du mois, sortait le Dragon Razörod à la recherche de sa pitance.

— Non, je n’ai pas peur. Depuis le jour de ma naissance, j’ai vécu avec cette mort inscrite au plus profond de moi. Peut-être cette idée a-t-elle forgé ma lucidité… Notre race est mortelle. Moi, j’ai le privilège de rendre ma mort utile.

— Oui, pendant trente jours, durée de digestion d’un Dragon normalement constitué ! railla méchamment Gwyddion, mais Lauralee se contenta de hausser les épaules.

— Ton souci n’est qu’égoïste car tu penses à moi et cela te procure de la peine.

— Imagine la terreur de ces jeunes filles qu’on livre tous les mois à ce serpent féroce en échange de trente jours de tranquillité pour le reste de la cité !

— Les sacrifices à Razörod existent depuis des années, bien avant la naissance de mon propre père. Pourquoi moi, Princesse de sang royal, devrais-je être la seule à m’enfuir ? Ne serait-ce pas une pensée bien égoïste ?

Mais Gwyddion songeait : « Tu ne peux pas mourir parce que je t’aime ! », si fort qu’il crut l’avoir crié et, fou de douleur, incapable de soutenir plus longtemps le regard si clair de Lauralee, préféra partir.

— Je la sauverai, jura-t-il, mais il était encore bien jeune et n’avait à opposer au poids d’une tradition centenaire que l’enthousiasme de son âge et le courage téméraire des adolescents.

 

L’année des quinze ans de Lauralee fut une année catastrophique. Lorsque arriva le temps d’immoler au Dragon sa vierge habituelle, aucune jeune fille n’avait atteint les seize années fatidiques puisqu’il n’était né que des garçons.

Razörod était une immonde créature, aussi grande qu’une maison, qui vivait dans une caverne empuantie par l’odeur de soufre qui se dégageait de son corps. Frustré par l’absence de son repas habituel, ce mets précieux qu’il attendait toujours avec impatience, il entra dans une colère destructrice. Son souffle brûlant incendia forêts et chaumières. Ivre de rage, il perpétra un carnage effroyable au milieu des troupeaux de vaches et de moutons, éventrant le bétail de ses griffes assoiffées de vengeance. Des centaines de carcasses furent répandues çà et là, attirant les corbeaux et les rats, et pourrissant la terre. De nombreuses sources furent empoisonnées par la putréfaction ambiante tandis que d’autres furent à jamais asséchées par l’incendie qui émanait de sa gueule en furie.

Le Roi Silkar, affolé par cette démonstration de force, essaya de promulguer une loi avançant l’âge des vierges à immoler, mais le peuple se révolta, l’accusant ouvertement de vouloir protéger sa fille unique. Lauralee, pour calmer les esprits, décida elle-même de la date de son sacrifice. La mort dans l’âme, le Roi Silkar céda à la pression populaire. Il donna des ordres adéquats pour préparer ce grand jour.

Au matin fatidique, Lauralee grimpa dans une charrette qui allait l’emmener aux confins du royaume, à l’endroit où, depuis des centaines d’années, avaient lieu les sacrifices au Dragon.

Vêtue de blanc, les cheveux soigneusement coiffés et arborant avec fierté l’insigne de son rang royal – une petite couronne en or –, la jeune Princesse était somptueuse. Gwyddion, l’âme en peine, demanda à l’accompagner. Le Roi Silkar n’eut pas le cœur de le lui refuser.

La charrette, tirée par quatre bœufs, s’ébranla pesamment. Une escadrille de dix soldats l’escortait. Lauralee haussa un sourcil étonné, demandant d’une voix haute et claire si tout le monde la croyait capable de trahir son destin, mais le Roi Silkar rétorqua, les larmes aux yeux :

— Ma fille, ce n’est qu’un hommage à ton courage. Ces hommes ne sont pas là pour t’empêcher de fuir, mais comme écrin à ta valeur, car il ne sera pas dit que mes soldats sont plus couards que ma propre fille !

Le voyage fut long et pénible. Il faisait froid. Une pluie constante, fine et glacée, tombait des nuages bas. Le vent hululait inlassablement. Gwyddion marchait à côté de la charrette, le visage éteint. Lauralee lui jetait de fréquents coups d’œil, désolée de ne pas parvenir à le dérider.

— Ne sois pas triste, Gwyddion. Aujourd’hui, c’est vrai, j’ai besoin de ton soutien, mais demain oublie-moi.

— Comment pourrai-je t’oublier ? Chaque fois que je serrerai une autre femme sur mon cœur, je penserai à toi, qui fus sacrifiée !

Qu’aurait-elle pu répondre à cela ? Elle continua le reste du voyage en silence.

Au soir, après que Gwyddion eut ordonné d’établir le campement et de mettre à la broche quelques volailles, elle brava les convenances en venant le rejoindre sous sa tente. Le rouge au front, il se leva pour l’accueillir.

— Tu ne devrais pas venir ici, hasarda-t-il timidement.

— Qu’importe ce que les gens pensent, puisque dans quelques heures je ne serai plus !

Fou de douleur, il la serra fortement dans ses bras.

— Lauralee, abandonne ce royaume ingrat et pars avec moi.

— Pour vivre quoi ? Une vie d’errance et de honte ?

— Je suis un bon soldat, je gagnerai ma vie.

— Comme mercenaire dans une garnison ? Et moi comme femme à soldats ? Je ne supporterais pas de ne pas avoir fait face à mon destin.

Les larmes aux yeux, il plongea son visage dans sa chevelure merveilleuse.

— Oh, Lauralee, pourquoi tiens-tu tellement à la mort ?

Incapable de répondre, elle se détourna et marcha un instant de long en large, la mine soucieuse.

— L’idée de la mort est tellement inscrite dans mon corps…

Bouleversé, il vint la prendre dans ses bras.

— Pourquoi es-tu venue me voir ? Je n’ai que peu de réconfort à te donner, j’ai juste envie de pleurer, moi, le soldat entraîné au combat, le guerrier que la dure réalité du sang et de la mort aurait dû rendre insensible…

Sans mot dire, elle se serra fortement contre lui, lui donnant ainsi conscience de la souplesse de son corps, de la chaleur de son ventre, de la douceur de ses seins. Troublé, il hésita un instant jusqu’à ce que, tout sourire, elle prenne l’initiative en lui embrassant légèrement les lèvres. Alors, cédant à ce désir immense qui possédait son corps, il saisit sa bouche, s’y abîma avec désespoir tandis que ses mains repoussaient impatiemment les vêtements à la recherche de la peau nue. Elle était bien semblable aux rêves qu’il avait eus d’elle, aussi douce et chaude que son imagination s’était aventurée à le lui raconter. L’esprit partagé entre l’amour et la peur, il osa des caresses qu’il ne s’était jamais cru capable de donner, suivit les courbes de son jeune corps, s’appesantit sur la rondeur velouté de sa poitrine, explora avec passion les profondeurs tièdes de sa toison. Les yeux mi-clos, elle cédait à ses initiatives avec un abandon charmant et, le cœur débordant de tendresse, il crut qu’il allait mourir par trop-plein d’amour.

 

Le lendemain, ils arrivèrent dans une contrée si sombre et si désolée qu’ils ne doutèrent plus d’approcher du lieu maudit. Des roches noires, déchiquetées, se chevauchaient les unes les autres en emprisonnant quelques arbres rabougris. Des coulées de lave avaient figé le paysage en des formes grotesques. De la brume stagnante qui tapissait les vallons achevait de créer une atmosphère inquiétante. Gwyddion était pâle comme un mort.

— Il faut l’attacher ! hurlèrent les gardes, peu amènes, car la proximité du pays de Wallow les rendait nerveux. Gwyddion s’apprêtait à les insulter lorsque Lauralee posa une main légère sur sa manche.

— Laisse, ils ont peur.

— Immondes fils de bâtards ! rétorqua-t-il en foudroyant les soldats du regard, mais il obéit à sa Princesse et, trouvant un arbre calciné par la foudre, entreprit de lui lier les mains à une branche maîtresse.

— Ma bien-aimée, pardonne-moi mes actes, ils sont bien vils et bien lâches…

L’embrassant tendrement, il chuchota tout contre ses lèvres, de façon à n’être entendu que d’elle seule.

— Je n’ai pas serré les nœuds, tu parviendras à les défaire très facilement…

Comme elle voulait protester, il étouffa sa colère d’un baiser avant de continuer doucement.

— Prends ce morceau de bois de coudrier que Gelmanesh la Sorcière a enchanté. Je ne connais pas ses pouvoirs mais il pourra peut-être te servir. J’ai juré de te sauver et j’espère que cet artefact m’y aidera.

Il ne se décidait pas à partir, aussi les gardes vinrent-ils le chercher. Incapable d’obéir, il se débattit en hurlant jusqu’à ce qu’un soldat l’assomme du plat de l’épée. Jeté inconscient en travers de la charrette, il disparut bientôt au détour du chemin. Lauralee se retrouva seule. Alors, en même temps que le froid descendait des cieux, elle connut la peur.

 

L’attente fut longue, si longue qu’elle craignit un instant de mourir de faim ou de soif avant que le Dragon ne daigne s’occuper d’elle. Gwyddion avait dit juste : les nœuds qui enserraient ses poignets étaient lâches, les cordes tombaient d’elles-mêmes. Il aurait été si facile de se sauver…

Tentée un instant, elle regarda autour d’elle en se demandant qui le saurait jamais. Personne ne vivait à des lieux à la ronde, hormis quelques corbeaux. Le paysage calciné alternait des blocs d’obsidienne avec des troncs pourris. Le ciel était sinistre, couvert de nuages particulièrement bas d’où tombait une fine bruine qui transperçait les os.

Subitement, une ombre gigantesque obscurcit le paysage. Levant les yeux, Lauralee vit un monstre énorme surgir de l’horizon et comprit que Razörod le Dragon approchait. Prise d’un tremblement convulsif, elle ne parvint pas à se calmer.

Le corps du serpent était immense, bien plus grand que ce qu’elle avait imaginé. Couvert d’un cuir écailleux, il brillait de mille feux dans les quelques rayons obliques du soleil parcimonieux. Deux ailes membraneuses, aux muscles puissants, brassaient l’air pesamment tandis qu’une tête ornée d’une crête tournait de droite à gauche en ouvrant la gueule, révélant un gouffre d’une noirceur infinie.

Comme l’énorme bête se posait lourdement sur le sol, une affreuse odeur de soufre envahit l’atmosphère. Lauralee se mit à tousser. Le Dragon replia majestueusement ses ailes et, tendant le cou vers la jeune fille, la toisa en soufflant bruyamment des naseaux. Puis, avec un anachronisme étonnant par rapport à l’horreur de la scène, il éclata de rire :

— Est-ce toi, misérable créature, que les habitants de Dyffryn osent m’offrir en sacrifice ? Tu n’as que la peau sur les os !

La jeune Princesse, rendue furieuse par cette diatribe, redressa fièrement le menton.

— Est-ce toi, puissant Seigneur Razörod, dont on m’a narré les exploits, alors que je ne vois qu’un serpent si gros et gras qu’il est certainement incapable de faire du mal à une mouche !

Les yeux rouges du Dragon lancèrent des éclairs. Il pivota sur lui-même et s’approcha lourdement de la jeune fille. Le sol trembla. Les troncs calcinés frémirent. Lauralee retint un mouvement de recul. La bête, vue de près, était encore plus terrifiante que le plus immonde cauchemar. Ses pattes griffues raclaient la roche en un crissement affreux. Son mufle baveux, recouvert d’excroissances diverses, dégageait une odeur nauséabonde. Ses yeux brillants, rouges comme un brasier, se posaient sur la jeune fille avec une lubricité qui la fit pâlir d’effroi.

— Tu n’es pas attachée… pourquoi n’essaies-tu pas de t’enfuir ?

Le ton narquois du Dragon enveloppait l’atmosphère d’une chaleur fallacieuse. Lauralee se haussa le plus haut possible, comme si le fait de se grandir eût pu suffire à la rendre invincible. Pourtant ses cheveux crépitaient ; elle comprit avec terreur que le souffle du Dragon les faisait fondre.

— Tu ne me fais pas peur, je suis Princesse de sang royal et ne saurais fuir devant mon destin !

Maintenant, le dragon était proche à la toucher. Il pencha le mufle vers elle en reniflant avec dédain.

— Une Princesse ? railla-t-il. Avec des manières de catin ! Tu n’es même plus vierge… Crois-tu que je vais m’abaisser à manger une personne qui se soucie si peu de sa vertu ?

Éberluée, Lauralee laissa tomber les bras, défaisant ainsi la corde qui la retenait.

— Que sais-tu de la vertu, serpent ?

— Je sais que tu as perdu la tienne. Tu portes l’odeur de ton méfait sur ta peau.

Il cracha avec tant de mépris que Lauralee, le rouge au front, avança d’un pas.

— Ne vas-tu pas me tuer ?

— Non, Princesse de Dyffryn, je vais te laisser rentrer chez toi et expliquer à ton peuple que Razörod le Grand a refusé de te manger parce que tu avais préféré jouir dans les bras d’un palefrenier !

Prise de colère, Lauralee se précipita vers la gueule béante du Dragon où pointaient des dents acérées.

— Comment peux-tu parler ainsi à une Princesse ? La jouissance de mon corps ne regarde que moi ! Tu n’es qu’un misérable imbécile qui abuse de son pouvoir. Tu te crois grand et fort, mais tu n’es qu’une larve immonde qui jalouse la vie des humains.

De rage, elle frappa la mâchoire du Dragon. Ce dernier rugit violemment, exhalant un souffle immonde qui déséquilibra la jeune fille. Essayant machinalement de se rétablir, elle perdit la baguette de coudrier qui, heurtant la roche aux pieds mêmes du Dragon, amena quelques étincelles. Aussitôt naquit un tremblement de terre d’une violence si extrême que Lauralee, jetée au sol, vit avec stupéfaction la roche se crevasser. Une source surgit, envahissant la gueule du Dragon. Ce dernier s’effondra dans un cri d’agonie.

— Mon feu, le feu de ma gueule ! hurla-t-il en se tortillant sur lui-même, en proie à une souffrance indescriptible. Lauralee recula prudemment.

— Sale petite humaine ! Je vais t’écraser et je te sucerai les os pour en extraire la moelle !

Au milieu du déchaînement terrestre, la source se métamorphosa en un torrent tumultueux. Lauralee n’hésita qu’une fraction de seconde, préférant mille fois la noyade à une mort par griffes ou par crocs. Elle plongea. Le froid lui arracha un cri de douleur. Le Dragon, voyant cela, souffla de colère et plongea à sa suite. Sa masse volumineuse souleva des gerbes étincelantes qui retombèrent bruyamment sur les rochers. Le torrent s’élargit encore. Lauralee s’accrocha à une branche basse qui ployait sous le courant. À quelques mètres d’elle, Razörod passa en se débattant follement. Sa queue fouettait les eaux en spasmes irréguliers. Sa gueule béante avalait le torrent comme un gouffre sans fond.

Il tenta une dernière fois d’atteindre la jeune fille, mais les eaux le firent tournoyer sur lui-même et il glissa sous la surface au milieu des bulles écumantes. Un tourbillon géant l’avala. Lauralee ne devait plus le voir réapparaître à la surface.

Tremblante, elle grimpa le long de la branche, s’extirpant des eaux glacées avec peine. Puis, incapable de prendre du repos alors qu’elle demeurait dans l’incertitude, elle longea cette nouvelle rivière jusqu’à trouver le corps de Razörod.

Il était étendu pour moitié dans l’eau, le cuir lacéré et les os disloqués. De la vapeur montait encore de son énorme corps.

— Es-tu bien mort, serpent immonde qui te croyait invincible ? hurla la jeune Princesse en le martelant de ses poings, folle de rage. Le Dragon entrouvrit les paupières avec difficulté et l’éclat rouge de son regard sembla trembler, tant il perdait en force au fur et à mesure que le sang s’échappait de son corps.

— Tu viens admirer l’étendue de ta victoire, jeune humaine ?

Disant cela, il entrouvrit largement la gueule et laissa un souffle noir à l’odeur particulièrement écœurante filer entre ses dents.

— Ignorais-tu vraiment que je suis le gardien de la vie ? continua le Dragon d’une voix faible. Ne connais-tu pas les légendes ? Ton peuple est-il devenu stupide et ingrat au point d’oublier la magie secrète de l’univers ? Je ne suis pas qu’un Dragon. Je suis la VIE. Regarde ce que tu viens de créer en me tuant.

De fait, comme il agonisait, la noirceur s’échappait de plus en plus de sa gueule, envahissant le paysage environnant d’une teneur mortelle. L’herbe jaunissait, les buissons se desséchaient, les fleurs se flétrissaient. Pire, les animaux mouraient, d’abord les fourmis, les mouches, les abeilles ou les scarabées, puis les mulots, les écureuils, les oiseaux… Lauralee, debout sur un promontoire rocheux, suivit avec effarement la progression inexorable du souffle mortel. Bientôt, le paysage devint jaune et lugubre, et il ne resta plus rien de vivant, de gai ou de coloré sur tous les alentours.

— Arrête ça ! Arrête ce massacre immédiatement !

Le Dragon agonisant était incapable de réagir aux coups violents qu’elle lui donnait. Simplement, il posa sur elle son regard grave et chuchota lentement :

— Je n’ai pas le pouvoir d’arrêter quoi que ce soit… Ma vie part, emmenant avec elle toute la vie du monde. Tu viens de créer la mort. Il n’y a qu’un seul moyen pour réparer ce que tu viens de faire, tu dois devenir un Dragon.

Lauralee ne put s’empêcher de rire, l’un de ces rires désabusés, nerveux, qui montrait combien elle croyait que le Dragon devenait fou. Razörod ferma les paupières, vaincu par la faiblesse.

— Bois mon sang avant que je ne sois mort. Tu deviendras Dragon et tu veilleras sur la vie jusqu’à ce que sonne l’heure de ton trépas. Alors quelqu’un d’autre boira ton sang et le cycle se perpétuera…

Lauralee n’avait plus envie de rire. Machinalement, elle recula de quelques pas, bouleversée jusqu’au plus profond d’elle-même.

— Je n’ai pas envie de devenir un Dragon ! J’aime Gwyddion et je souhaite retourner auprès de lui.

Le Dragon hoqueta, un filet de sang s’échappa de sa gueule.

— Stupide amour qui traverse le mental des humains ! Pour cette raison nous réclamons des vierges… Ordinairement, elles sont suffisamment jeunes pour ne rien connaître de la vie, ni l’amour, ni le désir. Il est plus facile de faire face à son destin lorsqu’on n’a rien à perdre.

— Tu ne peux pas exiger cela de moi !

Le Dragon eut un rire souffreteux.

— Je n’exige rien de toi. Tu n’as pas le choix. Tu as voulu forcer le destin. À toi maintenant de le prendre en main. Regarde autour de toi et essaie de comprendre que si tu n’interviens pas, il ne restera rien de ton royaume, ni plantes, ni animaux, ni êtres humains. Et ce Gwyddion que tu aimes tant ne sera qu’un tas d’os desséchés par le vent ! Approche-toi de moi et bois mon sang. Je peux te garantir que la métamorphose n’est pas douloureuse et qu’il y a des avantages à vivre comme un Dragon même si, pour protéger la vie, il nous faut passer par le meurtre.

Abasourdie, Lauralee ne savait plus que penser. Le sang coulait des blessures du Dragon, sorte d’attrait fascinant qu’elle ne pouvait s’empêcher de contempler. Autour d’elle, le monde changeait, devenant tellement morne et desséché qu’elle sut finalement ce qu’elle devait faire. Se forgeant une attitude aussi digne que possible, elle s’approcha suffisamment du Dragon pour plonger les lèvres dans le flot rouge qui coulait de sa gorge. D’un mouvement brusque, Razörod la saisit contre lui et, la contraignant à boire, exhala son dernier soupir.

Alors Lauralee se redressa, regardant avec soulagement la grisaille en train de s’estomper au fur et à mesure que le soleil inondait à nouveau le ciel. Presque simultanément, les herbes verdirent, les fleurs s’épanouirent, les papillons tourbillonnèrent, les oiseaux pépièrent…

Écartant ses ailes immenses, elle tendit le cou vers les derniers nuages, heureuse de sentir la chaleur du jour pénétrer le cuir écailleux de sa peau.

— Hmm… rugit-elle en tortillant sa longue queue. Il est temps de me soucier de mon premier repas.

Lourdement, elle s’éleva dans les cieux, tournant son corps gigantesque vers le nord, vers Dyffryn, la capitale du royaume de Keene où elle espérait bien trouver sa pitance.

— Je réclamerai une vierge… songea-t-elle sereinement, en fendant les éthers de ses ailes puissantes, et cette pensée la fit rire tout en noyant son regard de larmes intarissables.